Jörg Gessner : retranscrire la lumière
Mêler savoir-faire ancestral des papetiers japonais et art contemporain, Jörg Gessner l’a fait à travers ses œuvres pleines de poésie et de philosophie. Il nous livre ici son parcours, quelques anecdotes, ses questionnements et son coup de foudre pour le papier, matériau en perpétuel accord avec la lumière, dont il ne se sépare plus.
Jörg, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Jörg Gessner, je suis né en Allemagne et je vis en France depuis 32 ans. J’ai travaillé en France et en Italie, puis à partir de 2006, au Japon pendant 7 ans, à hauteur de 3 mois par an. Je suis passé par le dessin textile, le design et vers 2003, mon intérêt s’est tourné vers le papier, presque exclusivement en accord avec la lumière. Cela m’a conduit à obtenir une bourse de la Villa Médicis hors les murs pour mon premier voyage au Japon, où mon intérêt pour le papier s’est transformé en une découverte puis presque en obsession, et par la suite, en une réelle expertise. J’ai commencé à faire exclusivement des tableaux en 2013, à la fin de mon apprentissage et de mon travail pour les maîtres papetiers.
Comment est venue cette passion pour le papier ?
C’est très intuitif et difficile à dire. Je pense que le papier me touche car il est lié aux mots, aux livres, aux verbes, et cela me touche profondément depuis toujours. En plus, c’est un matériau très riche, libre et en même temps, ordonné. Pour expliquer, je prends souvent l’exemple du satin : il est ordonné par chaîne ou trame. Dans le papier, ce n’est pas le cas. Les fibres sont libres et s’agencent au meilleur emplacement parce qu’elles tombent comme des flocons de neige. Mais selon le savoir et la technique des papetiers, ce déroulement naturel peut être guidé de manière à obtenir quelque chose de libre mais ordonné en même temps. Le papier garde beaucoup de traces de sa fabrication. Il y a la nature des fibres, puis les traces de fabrication, le mouvement de l’eau, la trace du tamis en soie et en bambou assemblé. Ce sont des traces tellement fines qu’on les remarque à peine. À cela s’ajoutent les traces de séchage sur les planches en bois où les nervures du bois laissent leurs empreintes sur la surface. Enfin, s’ajoute le caractère du papetier qui se retrouve dans le mouvement donné au papier lors de sa fabrication. Cette richesse-là m’a touché si profondément que je ne peux pas m’en détacher.
Pourquoi le papier japonais en particulier ?
Ce serait comme comparer la cuisine française à la cuisine la plus rudimentaire que l’on puisse imaginer. Là où nous avons peut-être une centaine de qualités, il y a au Japon plusieurs milliers de qualités. Ils fabriquent le papier depuis 1400 ans et ils impriment depuis 1300 ans. Et nous, nous avons péniblement imprimé notre premier ouvrage vers 1450.
Tu es parti au Japon suite à l’obtention de la bourse de la Villa Médicis. As-tu tout appris là-bas ?
Cela s’est déroulé en deux étapes. La première étape de l’apprentissage fut d’être testé par les papetiers. Ils m’ont présenté des centaines d’échantillons et me demandaient mon avis, mon ressenti, sur chacun d’eux. Au fil des rendez-vous, la qualité des échantillons devenait de plus en plus ardue, jusqu’à toucher des échantillons qui étaient déjà très anciens. Par chance, j’ai pointé les papiers d’apparence les plus modestes mais les plus qualitatifs. Ça émanait d’eux et je le voyais, je ne sais pas comment l’expliquer. Au troisième rendez-vous, je suis rentré dans la maison traditionnelle des papetiers et toute la maison avait changé pour l’été. Le sol avait été recouvert d’une sorte de tapis de surface couleur caramel, légèrement nacré, extrêmement calme et bourré d’énergie. À ce moment-là, j’ai été comme frappé par la foudre. J’ai demandé ce que c’était et on m’a répondu : “Yuton. Tapis en papier. Rafraîchit peau l’été.” Et j’ai répondu que je voulais apprendre.
Deux ans plus tard, en 2009, après de multiples autres tests, l’apprentissage a débuté. On m’a donné des clés sur comment travailler mais également des clés de compréhension plus profondes, plus spirituelles, touchant à la nature des choses, la nature de l’Homme. C’était tout aussi intéressant que l’apprentissage technique. Par exemple, si je parlais en clichés, il faut être à la fois aussi doux qu’une femme et aussi ferme qu’un homme, parce qu’il faut lier ces deux compétences quand tu travailles le papier. Il faut savoir moduler son être pour s’adapter aux besoins des actes artisanaux. Il faut aussi de grandes connaissances environnementales et un très fort ressenti des températures, de l’humidité, de l’air, etc… Au début de l’apprentissage, j’ai demandé quand allait commencer le processus de fabrication du tapis et l’artisan m’a dit : “Quand il fait beau, après trois jours de pluie”. Tout ça, il faut le comprendre, s’y soumettre. Il faut se maîtriser, pas maîtriser les choses.
Peut-on parler d’une dimension spirituelle dans tes œuvres ?
Il y a sans aucun doute une dimension spirituelle dans ce qui influe sur moi. À plusieurs reprises, j’ai eu ce qu’on appelle de l’inspiration. Ce n’est pas comme l’utilisation qu’on en fait aujourd’hui : “j’ai été inspiré par” ; le vrai moment d’inspiration, c’est presque brutal, comme si on était frappé par la foudre. Ce sont des moments très déconcertants car tout à coup, on a l’œuvre finie devant ses yeux, on a fait un croquis quasi sans regarder. On se sent clairement mû par une autre force, comme un outil, comme si on était là pour retranscrire quelque chose. En tout cas, ce n’est pas par sa propre volonté, ni par son propre mental. Est-ce le subconscient ? Une coïncidence de plusieurs paramètres ? Je ne sais pas. Mais ce sont des moments de grâce, perturbants également, car on se sent absent de soi-même et complètement insignifiant. C’est aussi ce qui m’amène à interroger ces œuvres-là car je ne sais pas exactement d’où elles viennent.
L’autre paramètre est le grand cadeau de pouvoir être absent de soi-même. Quand on réalise un acte artisanal répétitif, on est très concentré sur une certaine période et il peut arriver un moment où l’on oublie tout, même sa propre présence. Je pense que dans ces moments-là, le mental se régénère, il se sent en vacances. C’est un élément que j’essaie de proposer au spectateur dans certaines œuvres. Beaucoup d’œuvres d’art viennent à toi grâce aux couleurs, au graphisme et aux formes. Ici c’est le contraire, c’est toi qui vas vers l’œuvre, donc tu grandis.
Y a-t-il une œuvre ou une série d’œuvres dont tu aimerais parler en particulier ?
Je vais parler de la série d’œuvres de l’exposition Feuilles d’Équinoxe. Je fais ce travail en partie car je ne comprends pas l’Homme. Nous vivons quelque chose d’absolument spectaculaire et miraculeux, sur une boule de matière qui tourne sur elle-même, à une vitesse incroyable autour du soleil. Par la rotation de la terre autour d’elle-même, nous avons le jour et la nuit. Par le simple fait que l’axe est incliné, nous avons les saisons. Il y a donc la rotation, l’axe, l’inclinaison et la lumière. La lumière est visible par l’atmosphère, qui est constituée en partie d’eau et qui rend notre vie possible. C’est une situation incroyable, des circonstances qui me dépassent et dépassent l’entendement ; je ne comprends pas que la plupart des gens ne le voient et ne le sentent pas. C’est pour cette raison que j’ai réalisé les œuvres de Feuilles d’Équinoxe, qui racontent à travers la lumière, l’histoire de rotation, de mouvement, d’axe et d’inclinaison. Le jour de l’équinoxe, clarté et obscurité sont égales, comme dans presque chaque être humain.
Y a-t-il un ou une artiste qui a marqué ton travail ?
Il y a beaucoup d’œuvres qui me marquent mais que je ne garde pas à l’esprit comme référence. Cependant ce qui m’a frappé, c’est la manière dont James Turrell travaille la lumière. Pour être plus précis, je pense à son installation à Naoshima, au Japon : il s’agit d’une salle lumineuse dans laquelle tu pénètres et où tu ne vois plus rien. Tu rentres dans la lumière, tu ne vois plus ni murs, ni sol, ni plafond, c’est comme si tu entrais dans quelque chose semblable à l’au-delà. Il y a une autre œuvre qui m’a profondément marqué, sur l’île voisine, à Teshima, de l’artiste japonaise Rei Naito, réalisée en collaboration avec l’architecte Ryūe Nishizawa. C’est une énorme coupole, avec des murs arrondis, dans une surface de béton très doux, très lisse, avec des ouvertures circulaires sur le ciel. Quand tu pénètres là-dedans, tu ne vois rien à part le ciel et petit à petit, tu aperçois des petites gouttelettes d’eau. Quand tu regardes de plus près, tu as l’impression que l’eau devient une multitude d’êtres, une vie soudaine et riche qui grouille autour de toi, qui se forme, se reforme et disparaît. Ça a un effet extrêmement calmant, qui aiguise beaucoup ton attention.
En 3 mots, comment définirais-tu ton travail ?
Patience, lumière, contemplation.
Retrouvez les œuvres de Jörg Gessner à la Maison Galerie Laurence Pustetto à Libourne, pour l’exposition Feuilles d’Équinoxe, du 24 septembre au 04 décembre 2022.
Plus d’informations sur le site de la Maison Galerie.
Propos recueillis par Marie Houssay
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